GRÈCE ANTIQUE - La cité grecque

GRÈCE ANTIQUE - La cité grecque
GRÈCE ANTIQUE - La cité grecque

«La cité grecque (polis ) est une communauté de citoyens entièrement indépendante, souveraine sur les citoyens qui la composent, cimentée par des cultes et régie par des nomoi [lois]» (André Aymard). Cette définition vaut pour l’époque classique (Ve-IVe siècle av. J.-C.), et fournit un point de départ acceptable pour l’étude d’un phénomène dont on peut suivre l’évolution du VIIIe siècle avant J.-C. (certains remontent plus haut) à la fin de l’Empire unifié (392) et au-delà. Géographiquement, il y eut des cités grecques depuis Alexandrie d’Arachosie (Kandahar) en Afghanistan (et même plus loin vers l’est, mais il n’en reste pas de traces) jusqu’aux côtes méditerranéennes d’Espagne (Emporion-Ampurias), depuis Ptolémaïs en Haute-Égypte jusqu’à Olbia aux bouches du Dniepr.

Un paradoxe vaut d’être signalé: si l’on excepte l’oraison funèbre de Périclès dans l’œuvre de Thucydide, on ne possède pas de traités théoriques de la démocratie véritable. Protagoras, qui fut peut-être le seul grand théoricien démocrate, n’est connu que par les allusions de Platon. Les théoriciens du IVe siècle, Platon plus encore qu’Aristote, tout en poussant jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes l’idéal de la cité une et souveraine, se préoccupent d’assurer la souveraineté réelle à d’autres qu’aux citoyens: dieux, rois, philosophes, collèges de prêtres. Ainsi procédera l’époque hellénistique. Sous sa forme la plus haute et la plus neuve la cité grecque n’est connue que masquée.

Au vrai, la cité grecque, dès qu’elle est constituée comme forme politique, ne cesse d’être en crise. Dès le milieu du VIIe siècle, la plupart des villes importantes sont déchirées par des conflits internes qui opposent tantôt les «nobles» et le peuple, tantôt les grandes familles entre elles. Tyrans et législateurs interviennent et, pour un temps, établissent un équilibre provisoire. À ces contradictions s’ajoutent les rivalités entre États voisins, qui ne cessent de guerroyer: dans la Grèce pré-classique, la paix n’est qu’un bref intermède entre les campagnes militaires; la cité victorieuse n’attend de sa victoire qu’un autre avantage à conquérir; la vaincue, déjà, prépare la revanche.

Cependant, tout se passe comme si le début du Ve siècle coïncidait avec une radicalisation de cette situation critique; et comme si, du coup, les formes culturelles capables de réfléchir sur celle-ci, de l’exprimer clairement, d’explorer d’éventuelles solutions, parvenaient à définir leur statut. Deux événements semblent, ici, déterminants: l’instauration à Athènes d’un régime dont le caractère démocratique s’affirme de plus en plus nettement, une démocratie qui n’est plus comprise comme «pouvoir du peuple», mais comme isonomie (égalité devant la loi) et comme possibilité effective pour chaque homme libre de participer au pouvoir, désormais «au milieu»; les guerres médiques, qui par deux fois secouent la Grèce, font apparaître concrètement ses divisions et, malgré tout, réveillent l’espoir d’une unité qui ferait du peuple d’Hellade une force invincible. La crise atteint à son point le plus haut: elle s’y maintient jusqu’en 338, jusqu’au moment où Philippe le Macédonien, à la tête de ses phalanges quasi barbares, règle autoritairement le problème.

Or, en moins d’un siècle et demi, de la première invasion perse (490) à la bataille de Chéronée (338) qui signe l’acte de décès de la cité, la pensée grecque invente, devant ce désordre historique, devant ces luttes sanglantes, un genre nouveau et positif, qui va se déposer dans la culture et y peser de tout son poids: la théorie politique. Celle-ci trouve sa voie d’accès privilégiée dans la constitution d’un type de discours, le récit historien , qui se veut délibérément prosaïque. Les deux grandes affaires du Ve siècle, les deux conflits, la lutte victorieuse contre l’invasion barbare et la guerre du Péloponnèse (qui oppose la ligue dirigée par Athènes à Sparte et à ses alliés), suscitent des œuvres au sein desquelles commencent à s’articuler des concepts politiques. C’est du destin des sociétés humaines, se jouant loin des dieux et des héros, qu’il est question désormais: sans doute, la nécessité est encore là; mais elle passe par l’activité des hommes, par les motivations individuelles ou collectives.

1. Histoire et organisation

Les origines

La cité s’est constituée dans un monde oriental soumis jusqu’alors à des monarchies centralisées et bureaucratiques intégrant sous la domination du souverain (roi-dieu ou roi-prêtre) la nature et les hommes. Toutefois, les Phéniciens semblent avoir tenté d’instaurer des formes politiques qui annoncent celles des Grecs, et dans les «cités» de Mésopotamie, placées souvent sous l’autorité d’un temple, auquel est parfois rattaché le palais, on voit se développer un monde des «portes», jouissant d’une certaine autonomie par rapport au palais et au temple, et un quartier des marchands (où habitent aussi des étrangers), lui aussi plus ou moins autonome.

Les Grecs de l’époque classique ont eu une conception essentiellement logique de la cité. Ils découvraient dans Homère l’existence d’une royauté qui avait presque partout disparu (la double monarchie de Sparte est l’exception la plus notable) ou n’était plus qu’une magistrature annuelle (Athènes), et montraient comment s’étaient succédé royauté, aristocratie de cavaliers, aristocratie d’hoplites, démocraties (souvent précédées de tyrannies). Ou bien encore ils exposaient (Aristote) comment la famille se groupe en villages, les villages en cités, les cités en peuples. Ils n’ont pas cessé d’opposer le citoyen grec, ne devant obéissance qu’aux lois, au sujet ou à l’esclave du monarque oriental ou aux non-civilisés, comme les Cyclopes d’Homère (fin du VIIIe siècle av. J.-C.): «Chez eux pas d’assemblées [agorai ] où l’on porte le conseil, pas de règlements, ils habitent au haut des monts ou au fond des cavernes et chacun, sans tenir compte d’autrui, règle la vie de sa femme et de ses enfants» (Odyssée , IX, 112-115). Ils ont toutefois totalement ignoré que leurs institutions monarchiques étaient très proches de celles de l’Orient ancien, ce qu’a précisément montré l’archéologie et, tout récemment (1933), le déchiffrement des tablettes écrites en linéaire B de Cnossos, Mycènes, Pylos, Thèbes; ces institutions étaient caractérisées par la présence de scribes tenant une comptabilité précise des biens du palais qui contrôlait une part énorme de la production du territoire. Les royaumes disparurent définitivement vers 1200 avant J.-C. sous les coups de l’«invasion dorienne» qui acheva le peuplement de la Grèce. Comportaient-ils déjà, comme certains le pensent, des institutions qui annoncent celles de la cité? Ce n’est pas établi.

L’effondrement des royaumes mycéniens qui s’accompagne de la disparition, pour quatre siècles, de l’écriture et qui ouvre les «âges obscurs» laisse en présence le monde de guerriers pillards qu’évoque L’Iliade , et les paysans qui les font vivre et dépendent d’eux. Les établissements urbains ne sont plus que des citadelles (sens primitif du mot polis ) qui se maintiennent souvent sur les lieux occupés par les Mycéniens. Dès le VIIIe siècle au plus tard existent déjà l’agora , ou place publique, et le temple. Quand l’écriture réapparaît (vers 800 av. J.-C.), ce n’est plus pour noter des comptes mais pour publier des dédicaces et bientôt des décrets. Un des plus anciens qui soient connus, celui de Dréros en Crète (VIIe siècle?), montre que des formules caractéristiques telles que «la Cité a décidé» (on dira plus tard: «il a plu au peuple»), des principes fondamentaux comme celui du renouvellement périodique des magistratures et des institutions comme le conseil existaient déjà. À vrai dire, Homère mentionne lui aussi une assemblée – à peu près dépourvue de pouvoir – et un conseil qui entourent le roi guerrier. Mais il s’agit d’institutions essentiellement militaires, quoique non exclusivement comme le montre L’Odyssée , quelque peu postérieure il est vrai. Toutefois, dans ces poèmes, l’institution essentielle qui encadre la vie sociale n’est pas la cité mais le domaine (oikos ) avec sa hiérarchie de dépendants, depuis le compagnon guerrier jusqu’au thète (paysan qui loue ses bras). On a soutenu que la cité était née quand les institutions militaires avaient été transposées dans le domaine «civil», quand le laos , ou peuple guerrier, avait fait place au dèmos. Vers 700-680 avant J.-C., l’«uniforme» de l’hoplite, à vocation égalitaire (un homme y vaut un autre), remplace l’armement et le combat individuels. Mais, plus qu’une cause, la «réforme hoplitique» est une conséquence. En tout cas, après la migration en direction de l’Asie Mineure (fin du IIe et début du Ier millénaire av. J.-C.), dont le résultat est la création de toutes pièces d’humbles villes à forme géométrique (Smyrne), les débuts de la colonisation proprement dite (vers 750 av. J.-C.) montrent qu’il existait déjà une autorité collective suffisamment forte pour envoyer au loin le surplus de la population, et un sentiment d’identité communautaire qui se traduit par la transmission des cultes civiques de la «métropole» à la «colonie».

Les cités et le temps

La fin du VIIIe siècle, les VIIe et VIe siècles sont caractérisés par des crises démographiques, économiques, sociales, que les cités résolvent par différentes techniques dont la principale est précisément l’invention de la politique , procédure de choix où interviennent des ensembles. Les législateurs – semi-légendaires comme Lycurgue ou historique comme Dracon (627 av. J.-C.) et Solon (594 av. J.-C.) – publient les lois (nomoi ) auxquelles se conformera la cité. La Grèce «coloniale» apparaît comme un laboratoire d’expériences. Les tyrans (le concept est connu dès la première moitié du VIIe siècle) confisquent les fortunes, partagent ou redistribuent les terres, s’installent «à côté de la cité» sans la détruire; l’invention de la monnaie apparaît comme un aspect de cette réglementation générale. Les tyrans sont actifs en Asie Mineure, en Sicile et en Grande-Grèce, sur l’isthme de Corinthe et, à partir de 561, à Athènes. Si la loi détermine l’égalité de ceux qui la font et en subissent au premier rang les effets (le concept d’isonomie fait son apparition au VIe siècle, face à la tyrannie ), la question qui se pose à toutes les cités est précisément de savoir qui sera citoyen. Sparte, qui très tôt avait posé le principe de la souveraineté de l’assemblée du peuple, répond en maintenant une hiérarchie où le pair (homoios ) s’oppose au périèque (citoyen de villes de la périphérie) et à l’hilote (paysan dépendant de l’État), avec de nombreux échelons intermédiaires. Les cités oligarchiques excluent certaines catégories d’«hommes libres». La démocratie, au contraire, les inclut, constituant peut-être une étape aussi radicale et aussi nouvelle que l’apparition même de la cité. Incluant, elle exclut aussi: l’étranger, d’une part, même résident (métèque), d’autre part l’esclave acheté ou étranger absolu. La première cité qui acheta des esclaves à l’étranger, Chios, est aussi une de celles où la démocratie est la plus ancienne (inscription dite «Constitution de Chios», vers 570 av. J.-C.). Celle-ci apparaît comme le régime où l’activité est pleinement politique. L’exemple le plus clair est celui de l’Athènes de Clisthène (508 av. J.-C.). L’espace civique partage de façon homogène la totalité du territoire; le temps civique, différent du calendrier religieux, répartit l’année en dix étapes (prytanies ) correspondant à l’exercice de la souveraineté sous la présidence d’un dixième de la cité. Ce modèle sera plus ou moins imité par toutes les démocraties. Un minimum de loisir et d’indépendance financière étant nécessaire à l’activité civique, les misthoi (primes en argent à la participation civique) y pourvoiront au Ve siècle, ce que fait aussi l’esclavage. La barrière entre la ville et la campagne est en principe supprimée, alors qu’elle est maintenue à Sparte pour tous ceux qui ne sont pas propriétaires héréditaires d’un lot (klèros ) en terre civique. Là est peut-être le vrai «miracle grec».

La cité ainsi conçue s’efforce de tout inclure: lois non écrites et écrites, décrets sont la manifestation publique d’une souveraineté qui ose bien souvent, au Ve siècle, s’opposer à l’héritage du passé. (À Athènes, le théâtre est, lui aussi, l’affaire de tous.) Elle n’y parvient pas parfaitement. À la religion solennelle de la cité s’oppose une religion de l’«anti-cité» (Dionysos) que la polis s’efforce d’intégrer, mais qui concerne aussi les exclus: les femmes (la cité oligarchique ou démocratique est un club d’hommes), les étrangers, les esclaves. La justice connaît à Athènes des oppositions assez analogues. Aux actions publiques (graphai ), engagées pour le compte de la cité, s’opposent à Athènes les actions privées (dikai ), engagées par des particuliers: c’est le cas des accusations de meurtre qui continuent à relever du droit familial.

En droit, des institutions complexes et raffinées caractérisaient aussi bien de grandes cités comme Athènes, Sparte ou Thèbes, que les quatre cités minuscules qui se partageaient l’île de Céos. En fait, bien entendu, la force devait compter. Une cité avait trois façons de manifester sa supériorité sur d’autres cités; d’abord, elle pouvait être à la tête d’une ligue essentiellement militaire: Sparte détient depuis la seconde moitié du VIe siècle l’hégémonie sur la plupart des cités du Péloponnèse, qui se placent sous ses ordres au cas où une guerre est décidée en commun; ensuite, elle pouvait, comme Thèbes en Béotie, unir les cités voisines en un État fédéral dont elle formait le centre; un cas plus original, enfin, est celui d’Athènes, qui constitue au lendemain de la seconde guerre médique, en 478, une ligue maritime qui se transforme peu à peu en empire (archè ) où les alliés deviennent des sujets. Cet empire s’effondre en 404 pour réapparaître sous une forme plus équilibrée de 377 à 356. Si grand que soit le déséquilibre entre Athènes et le plus petit de ses alliés ou sujets, celui-ci reste une cité dans toute la force du terme, qui peut être détruite, mais non incorporée. Des habitants peuvent être chassés de leur territoire, ils n’en gardent pas moins la conscience de former une cité. Cependant, la guerre du Péloponnèse (431-404) et l’effondrement d’Athènes ouvrent la voie à la longue crise du IVe siècle où Sparte, Thèbes et à nouveau Athènes s’affrontent sans résultats durables. Parmi les causes de cette crise de la cité, il faut mettre au premier rang les transformations militaires. Les cités inventent de nouvelles formes de combat: techniques de siège, guerre subversive, intervention de corps d’élite plus mobiles que les hoplites traditionnels et recrutés parmi des mercenaires; mais elles ne peuvent en assumer les frais, et le développement de la vie privée, chez les citoyens, leur en enlève le goût. C’est le chef d’un État considéré comme semi-barbare, le roi de Macédoine, Philippe, qui, vainqueur d’Athènes et de Thèbes à Chéronée (338), obligera les cités de la Grèce proprement dite à se fédérer sous son autorité au sein de la «ligue de Corinthe».

Cela ne signifie pas, loin de là, la fin de la cité grecque. Non seulement les cités auront encore, contre la domination des rois, des sursauts, où le vieux langage civique reparaîtra; non seulement il en est, comme Rhodes ou Syracuse, qui auront, à l’époque hellénistique (336-31 av. J.-C.), un éclat presque comparable à celui d’Athènes, mais la cité connaît, à la suite des conquêtes d’Alexandre, une extension considérable de son aire géographique. Jusqu’aux frontières de l’Inde existent désormais des corps politiques qui votent des décrets, qui disposent des instruments essentiels de l’éducation et de la civilisation grecques: gymnases où s’entraînent les éphèbes, théâtres, places publiques. De plus, les monarchies elles-mêmes utilisent des techniques administratives et financières inspirées de la cité et souvent à peine transposées.

«La cité hellénistique, c’est la cité classique plus l’évergésie» (Louis Robert). La cité est en effet incapable de faire face à ses besoins, et ce trait apparaît dès le IVe siècle. De grands personnages, dont les liens avec la cité sont de plus en plus lâches, jouent donc le rôle d’évergètes (bienfaiteurs), offrant une école ou un gymnase, recevant une belle inscription honorifique ou une statue équestre. La puissance réelle se déplace en direction de ces personnages: grands propriétaires, hauts fonctionnaires des monarchies. Le roi hellénistique est l’évergète par excellence. La dynastie des Séleucides créera ou recréera de nombreuses cités. Même Jérusalem s’appellera un court moment Antioche. Son affaiblissement coïncidera, en Syrie, avec un réveil de l’esprit civique. Cependant, en Égypte, Alexandrie, avec ses trois communautés, égyptienne, juive et grecque, est une ville plus qu’une cité, avec des foules plus que des assemblées civiques. Sénateurs, procurateurs et gouverneurs romains prendront la relève des évergètes hellénistiques, et l’empereur fera à son tour figure de grand évergète; même l’évêque, à partir du IVe siècle après J.-C., en qualité de «défenseur de la cité», héritera de cette tradition. À la belle époque de l’Empire romain, les cités de l’Orient grec continuent, comme le montrent monnaies et inscriptions, à rivaliser pour obtenir titres et faveurs. La crise du IIIe siècle et le despotisme impérial porteront à la cité un coup décisif, mais la survivance sera encore longue dans l’Orient byzantin.

La cité et l’espace

Des théoriciens ont parfois conçu des cités grecques «sans territoire», et de telles cités ont même pendant un court moment existé, par exemple lorsque les Athéniens, à la veille de Salamine (480 av. J.-C.), évacuèrent Athènes, ou lorsque les mercenaires au service de Cyrus le Jeune (403 av. J.-C.) se constituèrent en cité errante. En fait, toute cité s’inscrit dans un espace qui prend une valeur sacrée. La ville (astu ) en est le centre, mais elle n’en est que le centre. La campagne n’a pas partout le même statut. À Sparte, où la ville existe à peine, la «terre civique», cultivée par les hilotes au profit des citoyens de plein droit, est distincte de la terre des cités de Laconie. À Athènes, depuis la réforme de Clisthène, un même quadrillage, celui des dèmes, inclut la ville et l’ensemble de la campagne, mais le territoire d’Oropos conquis sur les Béotiens échappe à cette organisation. Dans tous les cas, cependant, la citoyenneté est personnelle et ne se rattache jamais au lieu de naissance ou d’habitation.

La notion de frontière, qui joue un rôle capital dans les conflits entre cités, est en réalité double. Le mot désigne d’une part une ligne idéale, parfaitement artificielle et qui fait l’objet d’innombrables arbitrages minutieux, et de l’autre une zone indécise et disputée: telle la Triphylie entre Argos et Sparte qui, à l’époque archaïque, suscitait des joutes rituelles entre jeunes gens des deux cités. Dans la Grèce «coloniale», la recherche des frontières «naturelles» est évidente. Chaque cité cherche à avoir sa terre à céréales, ses pâturages de montagne, ses forêts, éventuellement ses lacs poissonneux, et même, le plus souvent possible, ses ports orientés en fonction des vents dominants. En Grèce proprement dite, l’adaptation au terrain est si ancienne qu’elle paraît effectivement «naturelle» et provoque l’admiration – parfois ingénue – des géographes. Partout, d’âpres conflits de bergers et de forestiers se déroulent dans les montagnes frontières qui servent également de lieu d’évasion pour les esclaves fugitifs.

Si la Grèce hellénistique et, dans une certaines mesure, la Grèce coloniale connaissent des sites de plaines, le plus souvent les établissements urbains anciens, et même plus d’une cité apparue ou ravivée à l’époque hellénistique (Pergame), sont centrés sur une ou parfois deux (ainsi Argos ou Théangela de Carie) acropoles fortifiées, lieu de refuge contre pirates et ennemis. À Athènes, les fortifications, au Ve siècle, protègent tout l’ensemble urbain de la ville et du Pirée. Ailleurs, d’importantes zones rurales sont comprises dans le réseau fortifié: tout le mont Ithôme à Messène au IVe siècle. En Locride, les fortifications couvrent des espaces si étendus que la population et les troupeaux peuvent s’y réfugier et y vivre aisément en cas d’attaque. Sparte tient au contraire à honneur de n’être protégée que par ses hommes. On est encore mal renseigné sur l’aménagement de l’espace rural. Dans quelques cas (Italie du Sud, Crimée), la structure des lots de terre a pu être plus ou moins reconstituée.

L’espace urbain est mieux connu. La reconstruction ordonnée de l’Acropole d’Athènes au temps de Périclès ne doit pas faire illusion: la ville, comme la plupart des cités anciennes, était un fouillis de rues et de maisons. Deux ânes chargés pouvaient difficilement se croiser dans les rues de Sélinonte. Dès le VIIIe siècle, cependant, en Asie Mineure, un plan géométrique fait son apparition, qui se répandra surtout à partir du Ve siècle sous le nom de plan «hippodamien» (du nom du théoricien politique Hippodamos de Milet). L’ordre du Pirée s’opposera au désordre d’Athènes. À Pergame, la géométrie s’adaptera à un relief tourmenté. L’ordre véritable est cependant civique. L’agora, qu’elle demeure sur l’acropole comme à Dréros ou à Lato en Crète, ou qu’elle gagne le pied de la colline comme à Athènes, en est le centre, lieu de parole d’abord, confondu avec l’enceinte où se rassemblent l’ensemble des citoyens et qui demeure parfois, dans les cités oligarchiques, interdite aux non-citoyens, lieu de commerce ensuite. Cette vocation finira par triompher, et les places garnies de portiques et de boutiques seront un trait caractéristique de la cité hellénistique. Temples et autels ne sont jamais absents pour les dieux et les héros. À Athènes, un centre de la vie civique est l’autel des héros éponymes des dix tribus. Là sont affichés, par exemple, les ordres de mobilisation. Veut-on, pendant la guerre contre Philippe de Macédoine, prévenir l’ensemble de la population que l’ennemi a occupé une position importante, on met le feu aux auvents des boutiques de l’agora. Sur l’agora aussi se trouve le prytanée, foyer commun de la cité, occupé en permanence. La cité y traite ses hôtes d’honneur.

Les organes de la cité

Le principal apport historique de la cité est peut-être d’avoir fourni le modèle d’une souveraineté partagée par l’ensemble de ses membres. Si les rois spartiates, chefs militaires, sont investis, une fois en campagne, d’un pouvoir de décision comparable à l’imperium romain, d’une manière générale, «le magistrat grec se borne à exécuter des décisions prises par d’autres; il ne possède de pouvoir autonome, de coercition notamment, que dans la mesure nécessaire à l’exécution des ordres» (A. Aymard). Même à Sparte, le principe de la souveraineté populaire n’est pas contesté. Le tout est de s’entendre sur ce qu’on appelle peuple. La cité s’accomplit dans une assemblée du peuple (ekklèsia ), réunie à intervalles réguliers (des séances extraordinaires sont possibles), obligée parfois à un quorum, du reste faible (environ 20 p. 100 à Athènes), souveraine aussi bien pour désigner les magistrats (certains sont élus, d’autres, par principe démocratique, tirés au sort) que pour décider de la paix et de la guerre, voire – dans les cas extrêmes – de la vie et de la mort des citoyens et des ennemis. Il est très rare que cette assemblée soit divisée selon l’ordre des tribus.

Le conseil (boulè ) est composé de membres généralement tirés au sort, ayant un âge minimal (quarante ans à Athènes). Le nombre de ses membres est fixé (500 à Athènes, 30 y compris les deux rois à la gérousia spartiate). Idéalement, c’est une cité en miniature. À Athènes, il est divisé en dix sections (les prytanies) exerçant tour à tour la présidence de l’assemblée pour laquelle la boulè prépare les projets de loi, et occupant le foyer commun. Les magistrats, groupés toujours en collèges, sont soumis à une sévère reddition de comptes. Certaines fonctions, notamment militaires, sont subordonnées à des conditions précises: les stratèges athéniens, dont le rôle débordera, avec Périclès, leurs attributions militaires, doivent être propriétaires en Attique et pères d’enfants légitimes. Quant au travail proprement administratif, il est souvent confié, de même que la police, à des esclaves.

Ce modèle idéal restera puissant jusqu’en pleine époque hellénistique. Et les États fédéraux auront leurs assemblées directes, même si en fait les conseils sont destinés à avoir de plus en plus d’importance. Son origine pose des problèmes aussi complexes que les origines mêmes de la cité. Les poèmes homériques décrivent un conseil qui joue surtout un rôle militaire et une assemblée qui répond par des murmures aux informations qui lui sont données. Il existe même un opposant: Thersite. Il est tentant de tracer à partir de là les origines de la démocratie. Pourtant, il ne faut pas trop céder à cette apparence. Dans le monde de la pré-cité, d’autres rouages jouent que ceux de ces institutions: opposition des jeunes et des anciens qui survivra partiellement même à Athènes, souveraineté quasi insulaire du maître noble du domaine (oikos ) entouré de ses compagnons d’armes, existence de prêtrises, de magistratures réservées aux grandes familles (Eupatrides à Athènes), voire de lois non écrites à caractère familial. Cette souveraineté diffuse reste encore, à l’époque classique, la caractéristique des cités oligarchiques. Ainsi à Sparte et dans certaines cités de Grande-Grèce, une troisième assemblée s’interpose entre l’assemblée et le conseil, les catégories qui séparent hommes libres et esclaves se multiplient, les décisions sont souvent prises en secret. Malheureusement, telles que nous les connaissons, les institutions oligarchiques sont souvent en réaction contre les principes démocratiques: imposition d’un cens pour être électeur ou éligible, interdiction aux citoyens de pratiquer certains métiers – le commerce essentiellement – considérés comme vils. Il en est ainsi, par exemple, en Béotie dont la constitution, adoptée vers 445, paraît prendre le contrepied de la constitution athénienne. Mais certains principes fondamentaux, par exemple le renouvellement annuel des magistratures et la règle de collégialité, sont communs aux deux types de régime: il y a dix stratèges à Athènes, onze béotarques en Béotie. Même les rois de Sparte forment un collège. Quant à la tyrannie, elle ne crée pas à proprement parler d’institutions formelles. Le tyran et son armée sont posés à côté des institutions, le tyran adoptant souvent un titre civique. La tyrannie de type purement militaire qui, née en Sicile à la fin du Ve siècle, se répandra aux époques suivantes, dans la mesure où elle s’appuie principalement sur un mercenariat étranger, finira cependant par faire perdre tout sens aux institutions. Il en sera de même avec le roi hellénistique et l’empereur romain.

2. Cité et philosophie politique

Hérodote et Thucydide

Hérodote se propose de raconter les guerres médiques, pourquoi et comment elles ont eu lieu, pourquoi et comment, en dépit du déséquilibre des forces, les Grecs furent vainqueurs. Cicéron le nomme le «père de l’histoire»: il n’a pas tort. L’enquête présente les événements, les protagonistes, les paysages, les institutions; elle met au jour des consécutions temporelles; elle relie données politiques et données militaires; elle prend prétexte des conversations entre gouvernants pour exposer les diverses thèses constitutionnelles. Sans doute l’explication ultime renvoie-t-elle à l’idée de Némésis; il n’en reste pas moins que l’historien propose un thème politique qui, dès lors, est constant dans la pensée grecque: celui de l’unité, de la fédération ou de la confédération des cités, qui permettrait de vaincre une fois pour toutes le Barbare et d’ouvrir les terres d’Orient à la colonisation des Hellènes. En tout cas, Hérodote éclaire autrement la destinée des hommes: désormais ils sont aussi des citoyens-guerriers qui, en fonction de la décision collective, ont en main leur histoire et jouent effectivement leur vie ou leur liberté dans des actes empiriques.

Cette radicalité, qui met au centre de la réflexion la cité et les citoyens, Thucydide la prend pleinement en charge. L’Histoire de la guerre du Péloponnèse élève le récit historique à l’intégrale transparence: elle révèle les causes réelles de l’affrontement qui déchire l’Hellade pendant près d’un tiers de siècle et qui détruit définitivement les chances d’unification; elle définit une méthode d’exposition qui met soigneusement en rapport problèmes de politique extérieure et problèmes de politique intérieure, qui relie constamment le conflit des forces sociales des États, leurs diplomaties et leurs stratégies militaires. De la sorte, Thucydide, réagissant devant ce qu’il estime être la première guerre authentique qu’ont connue les Grecs, définit un «lieu pur», celui du politique. Et la force qui traverse ce lieu, il la met au jour: les hommes ont toujours pour mobile la crainte, l’intérêt et le sens de l’honneur; mais, plus profondément, ils souscrivent, individuellement ou collectivement, à un principe unique: l’impérialisme. Tous recherchent l’autarkéia : la «liberté», la non-dépendance. Au début, ils s’arment pour se prémunir contre une oppression éventuelle; mais, bientôt, ils se rendent compte de leur puissance et comprennent que le meilleur moyen de n’être pas soumis par le voisin, c’est de le soumettre; ils l’assujettissent; le processus, dès lors, est inéluctable. Quand on a montré une fois sa force, on ne peut plus manquer de s’en prévaloir; c’est le voisin du voisin qu’on envahit pour prouver au premier qu’il aurait tort de se rebeller. Ainsi se constituent les empires: un jour, toutefois, la conquête fait immanquablement basculer le conquérant, trop faible, malgré sa force, pour contenir les forces qu’il a provisoirement matées. Cela, précise Thucydide, Périclès l’avait compris, qui avait recommandé aux Athéniens de mesurer leur impérialisme, de le faire progresser lentement, de calculer, à chaque moment, chances et malchances. La leçon n’est pas retenue: la ville de Pallas, outrecuidante, échoue...

Ainsi, au Ve siècle, deux grands conflits – le combat contre les Barbares et la guerre du Péloponnèse – donnent au récit historien l’occasion de s’affermir, au moment même où l’homme grec, citoyen, prend de plus en plus nettement conscience de son être comme historique et politique. Mais c’est l’évolution interne de la démocratie athénienne qui provoque, en raison des problèmes qu’elle pose, des réponses ressortissant à la théorie politique proprement dite. Jusqu’au déclenchement de la guerre du Péloponnèse, c’est, comme le dit Thucydide, «la démocratie en confiance avec l’intelligence». La guerre contre Sparte, les maladresses des dirigeants, l’instabilité populaire affaiblissent peu à peu le régime institué par Clisthène et Périclès. Et les intellectuels réagissent. Avant que s’ouvre cette crise, un genre culturel nouveau s’était développé à Athènes. Des hommes venus des cités coloniales ont installé dans la ville des écoles payantes. Le but de cet enseignement: apprendre au jeune citoyen à parler, à défendre sa cause, tant devant les tribunaux qu’aux assemblées populaires. Le besoin d’un tel type d’éducation, il est vrai, se faisait sentir. La paidéia traditionnelle formait de bons guerriers, respectueux des dieux, des ancêtres et des lois coutumières. La vie civique exige d’autres qualités: dans les affaires publiques et dans les affaires privées, la parole est devenue reine. Elle est la «technique des techniques». Des professeurs comme Gorgias et Protagoras ne prétendent, semble-t-il, à aucun savoir systématique: tout juste sont-ils agnostiques et admettent-ils, comme le montre le mythe du Protagoras , qu’en tout citoyen est déposé, à titre de «lumière naturelle», le sens politique. Mais leurs connaissances sont fort étendues: pour nourrir leur art du discours, ils empruntent indifféremment à la mythologie, à l’histoire, aux lieux communs, aux métiers. Ces arguments, ils entraînent leurs élèves à les disposer comme il convient pour prouver la justesse de n’importe quelle thèse. Leur pédagogie est purement utilitaire: et du service incontestable qu’ils rendent, ils tirent une substantielle rétribution.

Aristophane et les sophistes

L’affaire se complique avec les difficultés qui surgissent à partir de 431. La comédie aristophanesque témoigne d’une première attitude critique qui, certes, ne parvient pas à la théorie mais qui, précisément, est significative du refus de l’attitude théorique. Si la situation de la ville se dégrade, c’est qu’on a fait une confiance excessive à la pensée, c’est-à-dire, à l’invention. Telle est, schématiquement, la position d’Aristophane. Les intellectuels sont des menteurs: la vérité a son fondement dans les pratiques simples du paysan qui cultive son champ, qui jouit de la vie et qui honore les dieux, dans les gestes de l’artisan qui répète ceux de son grand-père. À ne point le comprendre, on suscite le désordre et la guerre. La vigne, le froment, l’amour, les dieux sont la nourriture naturelle de l’homme. Diamétralement opposée est la position des rhéteurs (qu’on nomme aussi sophistes). Un des thèmes qu’avaient développés Gorgias et Protagoras était celui du caractère conventionnel de la loi: à la sacralité ancienne, fondée sur la religion et devenue caduque, ils substituaient une sacralité nouvelle, ayant pour légitimation le consensus social. Que celui-ci se défasse, qu’échouent les opérations diplomatiques et militaires circonstancielles qu’il a décidées, alors la nouvelle légitimité perd sa force. La théorie démocratique a besoin de la réussite pratique.

Dans les revers, la sophistique s’infléchit. Son raisonnement est clair et convaincant: s’il est vrai que la loi est seulement de l’ordre de la convention, il n’y a lieu de la respecter que si elle apporte quelque avantage. Dans le cas contraire, la nature commande de l’enfreindre. Certes, il n’y a pas de dieux; mais qui donc parviendra à convaincre l’homme fort qu’il doit se soumettre aux prescriptions qu’impose à tous la crainte des faibles coalisés? La nature est un modèle: Archélaos le tyran, qui a conquis son pouvoir par la ruse et par la violence, a raison; en lui se rassemblent volonté de puissance et volonté de jouissance. Il a raison parce qu’il obéit à la force décisive: celle qui est à l’œuvre dans la nature entière. La crise théorique atteint ici son point culminant.

Socrate et la crise de la cité

De cet excès sort précisément la réflexion socratique. Socrate n’a pas d’activité professionnelle; il accomplit scrupuleusement ses devoirs de citoyen, mais il se refuse à faire de la politique. Un jour, l’oracle, sollicité par un de ses amis, l’a désigné comme le plus sage des Grecs. Il en a été fort surpris et il a mené une enquête visant à vérifier les dires du dieu: interrogeant les poètes, les hommes politiques, les gens de métier, il s’est aperçu qu’il avait sur ceux-ci au moins un avantage: il sait, lui, qu’il ne sait rien, alors que les autres s’installent dans une certitude dérisoire. Dès lors, il a compris sa tâche. Dénoncer, inlassablement et quels que soient les risques, les incohérences et les sottises qui constituent l’armature de l’opinion commune; provoquer, en des conversations libres et ouvertes, ceux qui se posent comme instituteurs de la pensée, du «professeur» Gorgias au chef politique Alcibiade, du pieux Euthyphron au stratège Lachès, afin de leur montrer que, lorsqu’ils parlent, lorsqu’ils essaient de mettre au jour leurs idées, ils ne font rien que dire des bêtises (prendre le mot pour la signification, l’exemple pour la preuve, l’analogie pour l’identité, l’inférence vague pour la déduction). L’ironie détruit ainsi non seulement le «bon sens» démocratique (et les prétentions des sophistes), mais aussi la vieille éducation fondée sur la poésie. La critique de Socrate révèle l’extrême de la crise théorique. Elle ne définit rien de positif, sinon cet appel que constitue la dénonciation du vide effectif sur quoi s’est construit tout l’ordre idéologique et historique de la démocratie athénienne...

En 404, Athènes est vaincue par Sparte (qui ne saura pas exploiter son succès); cinq ans après, tant il est vrai qu’on fait constamment retomber sur les intellectuels les fautes des politiques, Socrate est condamné à mort et exécuté. Dès lors, les conséquences de la crise se déploient. Dans les événements: la Grèce, divisée en États antagonistes, s’épuise en rivalités meurtrières, qui vont la conduire, en 338, à devoir reconnaître la suzeraineté du Macédonien Philippe; dans les expressions idéologiques: Socrate a prouvé qu’aucune solution empirique n’est possible; ni la démocratie, capricieuse et contradictoire, ni la tradition, désormais exsangue, ni l’homme providentiel (tel que le concevait Thucydide en Périclès), ni l’unité grecque (dont rêvait Hérodote) ne constituent des solutions effectives. Dès lors, il faut fuir et, en même temps, inventer un type de fuite qui indique un chemin, qui dessine, au moins comme projet, une pratique.

La philosophie politique de Platon

La philosophie politique platonicienne est la mise en œuvre géniale de ce détour imposé. L’action propre du personnage historique Platon – fondation de ce collège pour futurs souverains qu’est l’Académie, voyages en Sicile – est le mime (ou la métaphore ) de la nécessité de ce détour. La cité idéale que propose La République est une admirable image de ce que devrait être l’État si celui-ci pouvait être ce qu’il doit être. Platon propose une organisation rationnelle: trois classes hiérarchisées (producteurs, guerriers et magistrats-philosophes), sélectionnées dès la petite enfance, selon leur compétence respective. Il détruit, par le «communisme» des biens, des femmes et des enfants, cet écran que dresse entre l’État et le citoyen la permanence de la famille. Il institue la transparence intégrale qui place les meilleurs au pouvoir et rend ceux qui ne peuvent y être aussi bons qu’il leur est possible. Il détermine la cité comme unité, ordonnée selon la proportionnalité géométrique, d’une multiplicité.

L’entreprise est exorbitante: elle suppose rien de moins qu’une refonte radicale de ce que l’homme a pensé être jusqu’ici. La théorie politique de Platon ne peut manquer d’appeler une nouvelle doctrine de l’être, de la connaissance et de la conduite. La politique idéale de Platon implique la mise en œuvre théorique de la philosophie rationaliste et idéaliste. Certes, on peut penser que, dans Les Lois , le théoricien renonce à ses exigences abstraites. Il n’en est rien: la constitution de la «cité de second rang», valable pour les Grecs existants, est l’application stricte des principes définis par Callipolis. Il s’agit d’une mise en œuvre tout aussi utopique que celle qui est proposée. L’utopie, c’est-à-dire la philosophie, devient ainsi une des solutions que la réalité de l’État grec implique. Que le philosophe (platonicien) devienne roi, que le roi naisse philosophe, que le discours rationnel, expression du divin sur cette terre, impose sa domination, que Platon soit, enfin, entendu par les tyrans syracusains. Il ne l’a pas été. Socrate meurt, condamné par une opinion publique ignorante; Platon échoue, mal compris des gouvernants qui continuent à le tenir pour un politique empirique. C’est précisément à la politique empirique que ressortissent les penseurs, ses contemporains. Xénophon est, lui aussi, un disciple de Socrate. De son enseignement, il ne retire que des maximes; et de ces maximes, finalement assez banales, il fait une doctrine moralisante. Les Helléniques (suite de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse ), La Cyropédie , traité d’éducation, les diverses œuvres que l’ancien combattant d’Asie Mineure tire de son expérience définissent une pratique qui, elle, est effectivement «réactionnaire». Le salut des Grecs, c’est le respect de l’ordre naturel, la piété envers les dieux, l’activité agricole, la répétition indéfinie d’un rituel à la fois utilitaire et modéré. Soyez bons fermiers, habiles et respectueux, telle est la leçon que Xénophon dégage du désarroi du IVe siècle.

Soyez citoyens éclairés et osez vouloir ce que vous désirez. C’est là ce que dit Isocrate. À la philosophie platonicienne, qui exige une mutation radicale, le rhéteur oppose une autre «philosophie». Celle-ci n’est rien qu’une expression intelligente du sens commun: elle ne demande que le solide bon sens et l’information que chacun, sans effort, peut acquérir. Il faut que les Grecs trouvent le moyen de faire taire leurs rivalités absurdes: Isocrate s’adresse successivement à tous ceux qui paraissent avoir la capacité de faire valoir leur autorité. À l’Hellade divisée il faut un «suzerain» qui sache respecter la particularité de chaque État et qui organise l’unité. L’événement comble Isocrate au-delà de ce qu’il pouvait espérer: Philippe de Macédoine unifie la Grèce; mais il détruit la cité comme réalité politique...

La crise de la cité est dénouée. Elle a produit des textes admirables, dont s’est nourrie toute notre culture. Elle délègue, cependant, comme dans un sursaut, un administrateur. Aristote compte les coups, les bons et les mauvais. A-t-il soutenu pratiquement la politique d’Alexandre, fils de Philippe? L’a-t-il contestée? Peu importe: il élabore une «sociologie différentielle» de la cité grecque. Son affaire n’est ni de juger ni de prescrire, mais de voir. La crise politique est un fait naturel dont il y a à saisir les modalités, selon les possibilités qui sont offertes à cet animal supérieur qu’est l’homme. La rationalité n’est pas un idéal mais un instrument. Dès lors, en ce domaine confus du «pratique», où les conjonctures sont déterminantes, il importe d’observer et d’induire légitimement. La théorie empiriste du politique trouve ici son origine.

Dès qu’elle existe, la cité grecque est dans une situation tragique: il n’y a pas de solution à ses problèmes. Dès lors, elle invente l’histoire, la philosophie, la pédagogie, l’analyse de type sociologique; elle définit le mythe grandiose de la raison. Depuis, on n’a pas cessé de s’y référer. Bonne référence? La crise de la cité et son issue navrante posent sérieusement la question.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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